La Lettre | L’entretien avec Thomas Juin : “Le souci, c’est l’offre”

La Lettre | L’entretien avec Thomas Juin : “Le souci, c’est l’offre”

Le président de l’Union des Aéroports français et francophones se réjouit de la reprise du trafic. La demande est forte mais la production aéronautique ne suit pas. Il évoque aussi la feuille de route pour une décarbonation efficace du transport aérien.

  • Pourquoi le choix de la Corse pour la troisième édition de vos Rencontres ?

Avant la fusion des aéroports francophones et français, nous avions tenu congrès en Corse en 2005. Nous avons gardé en mémoire la chaleur de l’accueil, la qualité et la fonctionnalité du site, la capacité hôtelière. S’y ajoute la dimension affective. J’ai tissé des liens de confiance et d’amitié avec le président Jean Dominici et avec Laurent Poggi que je connais de longue date. Enfin, le dynamisme exceptionnel qui se dégage des activités aéroportuaires de la Corse constituait à lui seul un bel attrait.

  • À ce propos, quel regard portez-vous sur le mode de gestion inédit des quatre aéroports de l’île par la CCI de Corse ?

Je peux témoigner de la diversité des modes de gestion des aéroports, qu’ils soient publics ou privés. Honnêtement, je ne dirais pas qu’un modèle s’impose par rapport à un autre, c’est étroitement lié à la qualité du gestionnaire et à la compétence de ses équipes. Ceci étant, à la lumière des résultats spectaculaires de la CCI de Corse, le moins que je puisse en conclure, c’est que c’est un modèle qui fait ses preuves !

  • En termes de rebond de trafic, la Corse a battu des records nationaux. Sinon, globalement, comment estimez-vous la reprise des activités ?

Plus qu’encourageante. Les aéroports français et francophones, Canada, Afrique, Suisse, Belgique, etc., enregistrent une très forte demande. Mais il faudra patienter jusqu’en 2024 voire 2025 pour retrouver le niveau d’activités d’avant pandémie. On observe aussi que le trafic se structure différemment. Les trafics VFR, visites, familles, amis, et tourisme ont renoué avec une excellente dynamique, ce qui n’est pas le cas du trafic d’affaires. Un repli susceptible de perdurer pour des raisons structurelles car avec la crise sanitaire, les entreprises se sont organisées pour moins voyager. 

  • Les compagnies low-cost ont, semble-t-il, beaucoup mieux résisté à la crise. Pour vous, c’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

C’est une bonne nouvelle. La crise a été dure à traverser pour elles aussi, mais comme elles ont des coûts plus compressés, elles résistent mieux et elles ont été plus allantes dès la reprise du trafic pour reproposer de l’offre et mobiliser plus d’avions aux tarifs les plus bas. Lorsque de grandes compagnies vendaient des appareils, les compagnies low-cost en commandaient ! Paradoxalement, on entre dans une période où le souci n’est pas celui de la demande, elle est très forte contrairement à ce que pourraient laisser apparaître les débats autour de « la honte de l’avion », on a un sérieux souci d’offre : la production de la filière de la construction aéronautique ne suit pas et les commandes se font attendre.

  • La décarbonation des activités aéro-portuaires est en bonne voie. Mais que faut-il faire pour accélérer le mouvement ? 

Les aéroports français et francophones ont souscrit au programme de labellisation Airport Carbon Accreditation, ce qui témoigne de leur engagement dans la démarche, palier après palier, de réduction volontaire de leur émission de CO2 jusqu’à arriver à la neutralité. Je précise que les plateformes aéroportuaires, c’est-à-dire les activités au sol, ne représentent que 5 % des émissions du transport aérien. L’enjeu, c’est la décarbonation du secteur dans son ensemble d’ici 2050 pour laquelle une feuille de route a été présentée au gouvernement. Elle a été élaborée par le puissant groupement des industriels aéronautiques, la fédération des compagnies aé-riennes et notre Union. Elle décline les principaux leviers pour parvenir à une décarbonation efficace : 

le renouvellement des flottes à court terme – les nouveaux avions, c’est 15 à 20 % de consommation en moins – et le recours progressif au carburant aéronautique durable qui, à nos yeux, constitue une priorité. Maintenant, les arbitrages incombent au gouvernement.

  • Vous avez une idée du niveau d’inves-tissement ?

Les coûts seront très conséquents. À titre d’exemple, Air France estime à plus d’un milliard d’ici 2030 l’inves-tissement relatif au biocarburant. Le financement sera assumé par le secteur lui-même. Par contre, nous demandons à ce qu’on ne nous rajoute pas des taxes. Ce serait nous infliger une double peine.

  • L’utilisation des biocarburants, c’est à quelle échéance ?

Elle est fixée par l’Union européenne. C’est 5 à 6 % de biocarburant d’ici 2023 puis ça monte crescendo. Mais certaines compagnies aériennes se sont assignées des objectifs supérieurs bien que la filière biocarburant soit insuffisamment développée en Europe comme en France. C’est pourtant une question de souveraineté énergétique. Par ailleurs, si on mettait enfin en place le Ciel unique européen, on réduirait de 10 % l’incidence de l’aviation sur l’environnement en augmentant la sécurité.

  • Zéro émission nette de carbone d’ici 2050, c’est vraiment jouable ?

Oui ça l’est, mais avec la capacité optimale à produire du biocarburant et d’avoir, le cas échéant, recours au e-fuel, un carburant de synthèse neutre en CO2 qui exige de l’électricité pour sa production. En 2050, le transport aérien va mobiliser l’équivalent de 20 % de la consommation totale d’électricité de tout le pays. 

Vous mesurez l’ampleur de l’enjeu. Mais la commission européenne a admis le nucléaire comme une énergie bas carbone.

  • L’aérien est la cible de critiques virulentes de la part des écologistes mais aussi des jeunes. Quels arguments pour le défendre dans la durée ?

Le premier des arguments consiste à agir et nous sommes dans l’action. Il y a une méconnaissance sur la part des émissions du transport aérien : c’est 3 % et pas 13 % selon certains sondages d’opinion. Il faut marteler ce qu’on fait et ce que l’on a prévu de faire à travers la feuille de route. Mais ce n’est pas à nous d’aller débattre sur le comportement à adopter. À chacun son couloir. Notre responsabilité, c’est de faire en sorte que les gens qui voyagent n’aient pas à se sentir coupables de voyager. Comment ? En les informant de la réalité de nos émissions et sur nos actions en faveur de la décarbonation.

  • Vous avez des difficultés à recruter. Comment promouvoir les métiers de l’aérien auprès d’une jeunesse rétive à ce mode de transport ?

C’est une idée reçue. Les jeunes sont beaucoup plus ouverts sur l’international qu’il y a trente ans. Les programmes d’échanges en Europe pour les étudiants l’attestent. L’envie de voyager chez les jeunes est prégnante. Le voyage, c’est la curiosité, l’ouverture sur les autres, la découverte de nouvelles cultures. Et l’avion continuera de faire rêver…