La Lettre | Tourisme : “Une saison sabordée !” Karina Goffi

La Lettre | Tourisme : “Une saison sabordée !” Karina Goffi

À la tête de la commission tourisme de la CCI de Corse et présidente de l’Union régionale des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH), Karina Goffi dresse un premier bilan sans concession de la saison et situe les responsabilités de chacun…

  • Quel premier bilan tirez-vous de la saison ?

La saison a démarré plus tard que d’habitude avec très peu de visibilité au niveau des réservations. Deux raisons essentielles à cela : le manque de personnel et des titres de transports exorbitants dès le mois de mai, aérien et maritime. Du jamais vu. J’ai acheté pour le 8 septembre un aller simple Bastia- Paris pour un de mes saisonniers, non-résident, à 386 euros. À côté de ça, Air Corsica promeut l’aller-retour sur Marrakech à 359 euros avec un succès fulgurant puisque tous les sièges se sont vendus en quelques heures. Une cause parmi d’autres qui explique que juin a été mitigé, juillet très moyen et en août, quelques rares établissements ont affiché complet, et encore, sur quelques jours à peine. La baisse n’épargne personne, du petit motel au 5 étoiles, de la résidence de tourisme aux camping et gîtes

  • Comment expliquer alors que les statistiques du transport aérien et maritime accréditent le constat d’une bonne fréquentation ?

Une statistique reste une statistique. Elle tient compte des résidents insulaires qui se déplacent pour mille et une raisons, des étudiants qui rentrent, des familles entières de Corses de la diaspora qui reviennent au village. Ce ne sont pas que des touristes à proprement parler qui vont à l’hôtel et au restaurant. Ils sont dans des locations privées. Toutes les enquêtes convergent vers le même constat : le paracommercialisme explose en Corse.

  • En effet, selon l’ATC, les réservations sur les plateformes type Airbnb ont augmenté de 113% en cinq ans. Comment endiguer un tel phénomène ?

Je dois admettre que l’ATC a mené une étude brillante et très éclairante sur le sujet. Mais une fois la preuve en main que les compteurs d’Airbnb ont explosé, on fait quoi ? La Corse est le seul territoire de la planète qui ne combat pas le paracommercialisme. L’Italie, l’Espagne, la Thaïlande, Paris, New York, tout le monde impose une stricte régulation. Or, la Collectivité de Corse et l’État ne font rien d’autre que d’étaler leur inaction. Et on voit fleurir ici et là des conciergeries qui proposent toute une gamme de services y compris pour des locations au noir, j’ai des courriels qui le prouvent. Parallèlement, les socioprofessionnels en règle subissent tous les contrôles possibles et inimaginables. C’est une situation ubuesque.

  • Qui peut séparer le bon grain de l’ivraie, les Corses qui louent la maison au village pour arrondir la retraite et les propriétaires spéculateurs qui ne mettent jamais les pieds en Corse ?

Personne n’a intérêt à donner un coup de pied dans la fourmilière, pas même les élus et les fonctionnaires. Mais les tenants de l’inertie s’exposent à un effet boomerang. Si on continue à ne rien faire pour endiguer un phénomène qui favorise les investissements spéculatifs en quantité industrielle au détriment des Corses, en particulier des jeunes, en mal de logements, il faudra un jour ou l’autre rendre des comptes.

  • Le refus de promouvoir la Corse en été a-t-il eu un impact ?

Tout semble avoir été fait et pensé pour que la saison soit mauvaise. Ça ressemble à un sabordage en règle. D’abord, la compagnie aérienne régionale, notre compagnie, celle dont la Collectivité de Corse est actionnaire majoritaire, a proposé des tarifs excessivement élevés, un mauvais signal dès le début de la saison. Nous-mêmes, en dénonçant le coût immodéré du transport, nous avons participé à cette contre-publicité pour la destination Corse. Ensuite, c’est l’Agence de Tourisme de la Corse qui nous plombe en annonçant urbi et orbi qu’elle fait l’impasse sur sa campagne de promotion pour la saison estivale. L’effet médiatique national a été désastreux sans parler du sentiment d’angoisse et de colère chez nos adhérents. Enfin, les pouvoirs publics, nationaux et territoriaux, ferment les yeux sur la spéculation locative effrénée. Alors, je me pose la question : est-ce que ceux qui nous gouvernent, à défaut d’avoir le courage de prendre publiquement leurs distances avec le tourisme, ne sabordent-t-ils pas la saison, malgré les promesses faites à la réunion du 11 juillet ? On peut légitimement s’interroger, d’autant que ça règle bien des problèmes comme la sur-fréquentation et la gestion de l’eau et des déchets

  • Comment réagissez-vous au tourisme bashing qui prolifère sur les murs et les réseaux sociaux ?

La même réaction que pour le paracommercialisme. Les autorités s’indignent publiquement, et avec raison, pour dénoncer la présence d’une tête de sanglier sur le seuil du Consulat du Maroc mais pour réclamer d’un maire d’effacer des tags du genre « Les Français dehors » dans le quartier de la préfecture, il n’y a plus personne ! Quelles voix s’élèvent pour dire que le tourisme, ça ne fait pas seulement vivre des hôteliers et des restaurateurs mais aussi des pêcheurs, des agriculteurs, des artisans, des commerçants, des guides, etc. ? Et si toutes les familles, qui tirent profit de près ou de loin du tourisme, sont exsangues, qui contribuera à faire vivre l’économie locale cet hiver ? Plus grand-monde !

  • Les vacanciers dénoncent des prix trop élevés. Les socioprofessionnels ne doivent-ils pas de leur côté se remettre en question ?

Il faut être honnête dans ses analyses. Comparer la Corse à des destinations comme le Maroc, la Tunisie ou la Grèce n’a aucun sens compte tenu des charges et des salaires respectifs. Mais avec les autres régions touristiques de France, on ne souffre pas de la comparaison. Ceci étant, je suis d’accord, nous avons notre propre chemin à faire. Mais les quelques brebis galeuses n’occultent pas la peur du vide et une situation d’autant plus anxiogène qu’on ne se sent pas soutenus.

  • Faut-il redouter des dépôts de bilan ?

La majorité de nos adhérents vont fermer plus tôt que d’habitude. Des restaurants et des petits établissements vont se retrouver dans une situation inextricable. De plus en plus d’hôtels sont mis en vente et rachetés par des groupes étrangers. Il y en a 14 actuellement et ce n’est pas fini…

  • La situation va-t-elle compromettre les investissements pour rénover le parc hôtelier et passer le cap de la transition écologique ?

C’est bien simple. Non seulement les chiffres d’affaires dégringolent mais pour les travaux de rénovation, nous n’avons plus droit au crédit d’impôts sauf pour passer à la catégorie supérieure. Par le passé, une fois la saison terminée, on investissait pour améliorer les hébergements. Aujourd’hui la source est tarie. Sauf pour les gens de l’extérieur qui achètent des appartements sur plan, défiscalisés, pour les louer sans aucun contrôle et le plus souvent sans mettre un pied en Corse et y laisser le moindre centime. Voilà la cruelle réalité.

ARTICLE PARU DANS L’ÉDITION N°35 (septembre  2023) DE LA LETTRE – CCI DE CORSE

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